Les requins de la Mer de Corail

Etudier les requins des récifs les plus vierges de la planète afin de contribuer à la mise en place d’une des plus grande aire marine protégée du monde pour améliorer la protection de ces grands prédateurs emblématiques, menacés et très mal connus : telle est la mission d’une équipe de biologistes marins dirigée par Laurent Vigliola de l’IRD Nouméa et David Mouillot de l’Université de Montpellier. Trois campagne océanographique de ce projet nommé « APEX » ont été conduites en 2015, grâce au soutien de la Fondation Total, du PEW Charitable Trusts, de l’Agence des Aires Marines Protégées et du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, sur les récifs éloignés de l’archipel de la Nouvelle-Calédonie (Pacifique Sud). Les premiers résultats ont été obtenus en novembre et commencent à lever le voile sur la biologie de ces espèces en danger.


© UWA / T. Letessier, Mesure de l’abondance et la taille des requins du Grand Lagon Nord de la Nouvelle-Calédonie par cameras stéréo appâtées


LA HIGH-TECH AU SECOURS DES REQUINS

Comment étudier les grands prédateurs marins alors que ceux-ci peuvent nager des dizaines, voire des centaines de km en quelques jours dans l’immensité des océans? La réponse est dans les nouvelles technologies qui permettent aujourd’hui d’étudier les requins à distance. Les scientifiques ont déployé un réseau de 83 stations d’écoute sous-marine qui indiquera précisément la position des 200 animaux qu’ils ont équipé d’émetteurs radio acoustique. Techniquement, à chaque fois qu’un requin passera à proximité d’une station d’écoute, la petite puce électronique insérée chirurgicalement sous sa peau émettra un signal qui sera enregistré par le récepteur de la station d’écoute. Une autre manière de suivre les requins à distance est de les équiper de balises satellites qui enregistrent la position mais aussi l’environnement du requin, par exemple la température de l’eau ou la profondeur. Au bout d’un temps préprogrammé, en général plusieurs mois, la balise se détachera automatiquement du requin, flottera vers la surface, et transmettra ses données aux scientifiques par communication satellitaire. La miniaturisation des technologies vidéo peut aussi être remarquablement utile pour étudier les requins. En développant des caméras minuscules mais de grande autonomie, les scientifiques peuvent aujourd’hui fixer une caméra sur la nageoire dorsale des requins et obtenir ainsi un enregistrement de ce que l’animal voit et fait pendant 48 heures. Toutes ces nouvelles technologies seront utilisées dans le projet APEX en combinaison avec d’autres comme par exemple la stéréo-caméra appâtée qui permet de mesurer l’abondance et la taille des requins par triangulation, une technologie similaire à la 3D.

© IRD / JM Boré, L’équipe APEX en train de marquer un requin au large de la Nouvelle Calédonie

Une équipe internationale

Comprendre pourquoi les populations de requin sont en déclin en Nouvelle-Calédonie et trouver des solutions pour enrayer ce déclin nécessite l’expertise de nombreux scientifiques. Dans le projet APEX, Laurent Vigliola, chercheur à l’IRD, apporte son expertise sur les poissons des récifs coralliens. David Mouillot, professeur à l’Université de Montpellier est un expert en écologie théorique et est le leader du volet modélisation mathématique de l’étude. Dr Laurent Dagorn de l’IRD Sète est expert en télémétrie acoustique et satellite. Dr Jeremy Kiszka de l’Université Internationale de Floride et Dr William Robbins de Wildlife Marine en Australie sont spécialistes des requins. L’équipe américaine amènera en Nouvelle-Calédonie la technologie des « caméras embarquées ». Le Professeur Jessica Meeuwig de l’Université d’Australie Occidentale et le Dr Tom Letessier de la Société Zoologique de Londres sont en charge des mesures par stéréo-caméra appâtées. Germain Boussarie et Lucas Bonnin de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon sont les deux doctorants du projet. Cette équipe de scientifiques travaille en étroite liaison avec les gestionnaires, en particulier avec l’Agence des Aires Marines Protégées et le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, ce dernier réalisant le design du Parc Naturel Mer de Corail et mettant à disposition de l’équipe son navire océanographique, l’Amborella. D’autres scientifiques sont également impliqués, notamment Pr Mike Heithaus de l’Université Internationale de Floride, Dr Michelle Heupel et Dr Mark Meekan de l’Institut Australien des Sciences Marines, et Dr Eric Clua de l’EPHE.

© IRD / JM Boré, Le navire océanographique du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, l’Amborella

Une étude pour informer les décideurs
Afin de protéger leur biodiversité marine et notamment enrayer le déclin généralisé des grands prédateurs marins comme les requins, un nombre croissant de pays a récemment décidé d’agir et de créer des aires marines protégées géantes (AMP). Cette tendance a commencé en 2006 à Hawaii avec la création de l’U.S. Marine National Monument où toute exploitation a été interdite dans une zone marine de 362 000 km 2. Les iles Chagos (U.K.) ont suivi en 2010 avec 640 000 km 2 d’océan en réserve marine, puis en 2012 un accord a été signé pour la création du Parc Naturel Mer de Corail en Australie (503 000 km 2) et en Nouvelle-Calédonie (1 300 000 km 2). La création d’un des parcs marins les plus vastes du monde en Nouvelle-Calédonie a été actée deux années plus tard, le 23 avril 2014. Ce jour là, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a décidé que 95% (1,3 million de km 2) des eaux de Nouvelle-Calédonie seraient incluses dans le Parc Naturel Mer de Corail. Ce parc représente 12,7 % de l’espace maritime français et inclus 55% des récifs coralliens de Nouvelle-Calédonie. Le Gouvernement travaille actuellement à la spatialisation précise du parc, ce qui consiste à décider quelles zones particulièrement remarquables seront sanctuarisées, et quelles autres zones seront autorisées à un développement durable. Ce processus de zonage nécessite la compilation de l’information existante et le soutient des initiatives visant à collecter de l’information nouvelle et utile à la mise en place du parc. La donnée qui sera collectée dans le projet APEX participera directement à l’information du Gouvernement, partenaire du projet, afin d’inclure de nouvelles connaissances sur la biologie et l’habitat des requins dans le design du Parc Naturel Mer de Corail.

© IRD-UM / L. Bonnin, Mouvement des requins à Entrecasteaux, dans le Parc Naturel de la Mer de Corail

POURQUOI LES REQUINS DISPARAISSENT ?
La répartition géographique et les migrations des grands prédateurs dépendent d’au moins trois facteurs: l’habitat, la nourriture et la présence des humains. En effet, les requins ont besoin pour survivre (i) de trouver des habitats favorables, définis comme une suite de conditions environnementales optimales (température, profondeur, substrat etc.), (ii) de se nourrir sur une quantité suffisante de proies pour maintenir des individus en bonne santé et des populations viables, et (iii) de ne pas subir exagérément de perturbations humaines, extractive (e.g. pêche) ou pas (e.g. fréquentation du lagon par les gens) afin par exemple de ne pas être dérangé lorsque les animaux chassent pour se nourrir. Si l’habitat se révèle être le facteur le plus important pour expliquer l’abondance des requins, alors les efforts de gestion devront se concentrer sur la protection des habitats essentiels où toute pêche au requin devra être interdite mais où la pêche des autres espèces pourra continuer, à partir du moment où la présence humaine ne sera pas trop perturbatrice du comportement des requins. Si, au contraire, c’est la quantité de nourriture disponible qui est le premier facteur explicatif de la présence des requins, alors des réseaux d’AMP devront s’étendre, quel que soit l’habitat, afin d’accroitre l’abondance des espèces proies. Si l’habitat, la disponibilité des proies et les activités humaines sont tous des facteurs régulant la distribution des requins, alors une stratégie efficace de gestion consistera à protéger tous les habitats essentiels de toute pression de pêche et de toute autre activité humaine perturbatrice. Dans ce cas, la question ne sera plus de connaitre quel facteur, habitat-nourriture-humain est important, mais bien d’évaluer la contribution relative de chacun de ces facteurs pour expliquer la distribution des requins. Cette approche correspond très exactement à l’objectif de modélisation mathématique du projet APEX.

Modélisation conceptuelle du projet APEX permettant de tester les hypothèses (habitat, nourriture, activités humaines) capables d’expliquer le déclin des requins

AGIR MAINTENANT, AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD

Le manque d’information sur la biologie et le comportement des requins a déjà été souligné il y a plus de 15 ans dans le Plan d’Action pour la Gestion et la Conservation des requins de la Commission Européenne. Cependant, étudier l’écologie des requins, tout particulièrement dans les récifs coralliens, est un vrai challenge car (i) ils ont déjà disparu de la plupart des récifs, (ii) leur mouvement et leur présence sont difficilement prévisibles, et (iii) ils ont tendance à éviter les observateurs lors des suivis en plongée sous-marine. Aujourd’hui des méthodes de haute technologie comme la télémétrie acoustique et satellitaire ou le suivi par stéréo-caméra ont été développées et permettent d’étudier précisément l’écologie et le comportement des requins. Néanmoins, ces études doivent être réalisées dans des systèmes où les requins sont facilement accessibles et très abondants. Dans notre précédent projet (Pristine, financé par la Fondation Total), nous avons montré que les récifs éloignés de la Nouvelle-Calédonie étaient dans un état pratiquement vierge d’impact. Ils ont une biomasse en poisson et une abondance en requin supérieures aux 63 autres sites étudiés par notre équipe dans 17 pays du Pacifique, et supérieures à tous les autres récifs de Nouvelle-Calédonie, y compris ceux dans les AMP. En fait, ces récifs isolés de Nouvelle-Calédonie détiennent le nouveau record mondial de biomasse en poisson de récif corallien. Cependant, nous avons aussi trouvé que les populations de requins étaient en chute libre partout dans le Pacifique, y compris en Nouvelle-Calédonie. Il n’est donc aujourd’hui pas trop tard pour apprendre sur l’écologie des requins en étudiant les propriétés remarquables des récifs vierges de Nouvelle-Calédonie où les requins et tant d’autres espèces de poisson sont encore très abondants, mais cela doit être fait sans attendre si nous souhaitons réellement stopper le déclin des prédateurs apex tout autour de la planète.

© Wildlife Marine / W. Robbins, Les récifs vierges du Parc Naturel Mer de Corail sont parmi les derniers refuges au monde pour les requins